Milan secoua la tête, amusé par le sens des priorités de Jeremiah, et rangea son portable. Certes, il avait promis à Mickey de ne plus toucher à ce genre de merde, et il tiendrait sa promesse, mais il n'avais rien juré concernant l'élaboration de space cakes ! Ce serait sympa de pouvoir se moquer de Jeremiah, qui devenait curieusement philosophe une fois high. La dernière fois, il avait eu droit à un cours magistral sur la chouité du chou et la moutonité du mouton.  Il avait appris deux-trois choses, comme notamment l'importance de tondre un mouton. Passionnant. Cette fois-ci, aurait-il droit à un monologue sur l'importance de bien réduire le feu sous les crêpes ?

Sa journée de travail s'écoula lentement, la fin de l'été se faisant sentir. Les gens, rentrés de vacances, retrouvaient leur balance chérie et déploraient les glaces, crêpes, pancakes et gaufres mangés durant les beaux jours. Tellement d'efforts pour obtenir le beach body réduits à néant à cause de la gourmandise... La vie était bel et bien injuste. Ainsi, le chiffre d'affaire du mois de septembre serait mauvais, comme d'habitude. Heureusement que juillet et août avaient été excellents. Et il avait bien fait d'installer ce programme d'apprentissage chez Hopsi, ça l'avait bien aidé à gérer les rushes ! Il s'occupait parfois de la garniture des gaufres maintenant, on aurait pu jurer que c'était Milan qui y était passé. Champion du copié-collé.

Changé en habits "civils" et rentré chez lui avec le robot, il attendit que Jeremiah lui fasse un signe. Pour passer le temps, il prépara les ustensiles et se mit à chercher dans ses livres de recettes une préparation pour lui. Hors de question que Jeremiah soit le seul à profiter de gâteaux. Il était sur les muffins lorsqu'une photo lui sauta aux yeux et lui tira un petit sourire. Muffin aux fraises et au piment d'espelette... Pourquoi ce gâteau lui rappelait-il quelqu'un en particulier ?

Son portable à côté de lui exerça alors le même pouvoir que l'anneau sur Gollum. Il résista, ô, bien vingt secondes avant d'abdiquer.


- Voilà, passer pour un con, c'est fait. - dit-il à voix haute en envoyant son portable loin de lui. Il ne savait pas pourquoi ou comment envoyer des messages à Yemeth était rentré dans sa routine, mais il ne se passait plus un jour sans que son téléphone ne vibre. Bizarre. En même temps, toute cette histoire entre eux l'était.

Jeremiah arriva un peu après vingt heures trente, un sourire jusqu'aux oreilles qui ne présageait rien de bon. Enfin, pour un citoyen modèle. Et même si Milan faisait de son mieux pour l'être, eh bien... de temps en temps, le naturel revenait au galop.

Avec l'arrivée de Jeremiah, une véritable frénésie culinaire s'était emparée des deux jeunes hommes et du robot, contraint malgré lui à participer à ce cirque. Trois paires de mains valaient mieux qu'une. Même si la cuisine ouverte de Milan ne se prêtait pas vraiment à accueillir autant de personnes sur les plans de travail, ils parvinrent à se débrouiller. Ainsi, l'invité du soir trouva hilarant d'enseigner à son disciple de câbles et de composites  la confection de ses fameux space cakes. Hopsi se révéla être, comme prévu, un très bon élève. Une douzaine de petits muffins à l'ingrédient "magique" se retrouvèrent dans le four. Les douze autres prévus iraient prendre leur place d'ici vingt à vingt-cinq minutes. Et que faisait Milan exactement pendant que "son" robot apprenait une nouvelle recette ? Eh bien, les deux shots de vodka initialement réservés à ses muffins "normaux" avaient été bien vite suivis par un troisième, puis un quatrième... Et disons que de shot en shot, le Croate avait de plus en plus de mal à suivre la recette initiale.

Cette difficulté à suivre ne l'empêcha pas de comprendre et de s'émouvoir suite aux arguments de Jeremiah pour le pauvre Hopsi. Oh, bien sûr qu'il regrettait qu'il ne puisse jamais connaître les effets ! Cette déception sincère leur inspira à tous les deux une idée qu'ils jugèrent excellente. Du moins, que leurs cerveaux déjà bien imbibés de la fameuse vodka toujours présente dans les placards trouvèrent lumineuse. Et si... Et si ils codaient un programme pour perturber les mouvements et les paroles du pauvre Hopsi ?

Alors d'atelier cuisine, la soirée s'était transformée en réunion d'apprentis développeurs un peu moins performants que d'ordinaire. Les space cakes de Jeremiah ne l'aidèrent pas à soutenir Milan dans cet exercice. Les deux garçons finirent, comme souvent, par se perdre dans les méandres de l'internet.

Finalement, alors que la deuxième tournée avait été sortie du four et oubliée depuis une demie-heure, un imprévu ramena les deux idiots à la réalité. Milan bondit hors de son canapé, prêt à tomber sur l'intrus avec sa bouteille de vodka vide. Vieux réflexe. Il se raisonna néanmoins en le reconnaissant. On ne tapait pas sur les amis. Encore moins sur ceux au rang particulier de plus qu'amis, indéfini, "c'est compliqué"... Difficile pour Yemeth de passer inaperçu, toujours en rouge, toujours quelque chose à dire... En vrai mère poule, il s'enthousiasma immédiatement pour leurs confections sucrées, jusqu'à ce qu'il repère l'un des ingrédients et se fige.

Milan s'empressa de faire diversion en allant à sa rencontre, prenant soin au passage de dissimuler sa bouteille derrière son dos. Il ne connaissait pas la position de l'androïde au sujet de l'alcool, mais il ne tenait pas à la découvrir justement ce soir. Pas alors qu'il avait à gérer sa position sur la weed. Il l'attira dans une accolade amicale à un bras et fit discrètement signe à Jeremiah de se détendre. Il gérait parfaitement la situation, c'était le roi de la gestion d'imprévu. Aucun souci. Tout baigne.

- Je sais, je sais, t'es une pépite de la cuisine, un roi de la gastronomie, un génie qu'on ignore... Mais t'aurais mis le niveau trop haut pour nous !

Hop, il le tourna habilement vers le salon et le poussa vers le canapé. Jeremiah leva aussitôt les bras en réclamant un high-five, ce qui permit à son comparse de cacher la bouteille en douce. Méfait accompli, il passa aussitôt son bras autour des épaules de l'androïde et fis les présentations.

- Yem' Yem', le fameux Jerem'. Jeremiah, Yemeth, moj mali secer, la mère poule qui m'a couvé quand je me suis vian-dé comme une merde en skate.
- Ahaha, vian-dé. - confirma Jeremiah avec un air hilare, comme s'il avait été présent ce jour-là. - Le style, je kiffe. - fit-il ensuite en englobant dans un geste toute la personne de Yemeth. Validation du style donnée, son attention revint sur la vidéo Youtube qui continuait sans eux.

Milan en profita pour serrer un peu plus contre lui l'invité surprise. Il se sentait heureux de l'avoir avec lui. C'était comme un cadeau surprise !

- T'es venu pour me voir ?

Imbibé heureux.

Milan sourit bêtement à la réponse pourtant évidente de Yemeth. Quand on vient toquer chez quelqu'un, c'est souvent pour le voir. Il se colla un peu plus contre lui, devenant littéralement une bernique accrochée à son rocher. Hors de question de lâcher. La différence de taille lui plaisait vraiment maintenant qu'il y pensait : ça lui permettait de complètement enlacer l'androïde, de se laisser aller sur ses épaules pour lui servir de grand manteau. Quelle veine qu'il soit si fort... Un autre que lui aurait sûremment eu beaucoup plus de mal à soutenir tout le poids de son corps.

Il le laissa l'entraîner à l'écart, amusé d'être presque trainé par celui-ci. Jeremiah ne s'intéressait pas à eux deux, il pouvait faire ce qu'il voulait... Et de toute manière, c'était Jeremiah : même s'il les voyait, il n'en penserait rien. C'était simple avec lui les gens vivaient leur vie comme ils l'entendaient, du moment que ça ne fasse de mal à personne. Que Milan se rapproche beaucoup d'un robot ne le concernait pas. Il n'avait donc aucun commentaire ou remarque à faire. Au pire, il lui donnerait des conseils, mais sinon ? Bah, il était mieux à perdre du temps devant la vidéo de ces Russes complètement timbrés. Ouais, ça, c'était vraiment marrant...

- Noooon... - répondit Milan à l'accusation de Yemeth, se laissant de plus en plus aller contre son dos, ses bras passant autour de sa taille. Il était drôlement fin, cet androïde... - La vodka, ça compte pas bébé... J'ai ça dans le sang.

Eh ce n'était pas franchement un mensonge de le dire, vu comme sa mère buvait... Et de toute manière, c'était une coutume des pays de l'Europe de l'Est, non ? Il rendait honneur à ses origines. Yemeth ne pouvait pas comprendre cela dit, l'alcool dans ses codes, c'était sûrement un grand non non non. Mauvais pour les humains. C'était d'un ennui ! Au contraire, l'alcool, ça les libérait du poids des responsabilités, c'était génial ! Milan posa son menton sur l'épaule gauche de l'androïde, un air canaille sur le visage.

- Et toi je t'ai dans la peau.

Si c'est pas bien réparti ça... La vodka dans le sang, le robot sous la peau. Tout le monde est content. Ses mains affirmèrent leur prise sur la taille de Yemeth et il en profita pour sentir son odeur particulière. Est-ce que son nez dans le creux de son épaule pouvait le faire ressentir quelque chose de particulier ? Est-ce qu'il lui faisait seulement effet ? Une de ses mains remonta vers le menton de l'androïde pour lui permettre d'attirer son visage vers le sien. Il n'arrivait pas à savoir avec lui, il n'avait rien de familier pour le guider. Est-ce pour ça qu'il se permettait ce genre de comportement ?

- Yem'... Je t'ai manqué tant que ça ?

Eh bien, eh bien, eh bien... On dirait bien que la roue tourne. Qui donc se retrouve au pied du mur, littéralement, gêné et mal à l'aise ? Milan observe avec un air amusé le robot jeter ses menaces au vent, un doigt levé pour les appuyer, le dos contre le mur, incapable de masquer son embarras. Il ne rougit pas, pas comme il pourrait le faire lui, Milan trouve ça dommage, ça enlève un petit quelque chose à la scène. Il est surpris par la taille de l'androïde, qui fait vraiment tout petit, coincé ainsi. Lui qui semble toujours maître de la situation, le voilà bien perdu... Ses menaces l'amusent, font naître des images qui ne le rebutent pas. Dans la baignoire, hein ? On peut y rentrer à deux.

Un sourire de fauve se dessine sur ses lèvres, ses yeux se mettent à briller d'une lueur sauvage. L'alcool fait sauter son masque de civilités, celui qui, selon le garçon, lui permet d'être accepté, apprécié, aimé. Celui de bon citoyen. Il ne sait pas ce que lui fait Yemeth au juste, il sait parfaitement que c'est un robot, il a regardé lui-même son programme et pourtant... Son visage fait naître en lui des sentiments normalement réservés aux jolies filles qui lui sourient dans la rue. Vite oubliées, vite remplacées. Milan s'attache et se détache tout aussi rapidement. Une sorte de mécanisme pour ne pas souffrir, pour ne pas accorder trop d'importance et de valeur à d'autres que lui. Survivre, ça se fait tout seul, pas à plusieurs.

Alors pourquoi ces sentiments divertissants apparaissent-ils quand c'est ce robot en particulier qui lui parle ? Il est petit, agaçant, bizarre avec son style vestimentaire et ses oreilles, et surtout, il a une apparence masculine. Il n'aurait même pas dû y regarder à deux fois. Pourtant, le voilà à le dévisager des pieds à la tête d'un regard purement affamé. Il est là, si près, contre le mur, l'air perdu... Milan se mord le pouce, en proie à un dilemme. Le silence s'étire alors que ses yeux fixent sans ciller Yemeth.

- Miles, viens voir, y'a un gars qu'a codé le programme, il a tout filmé et posté, c'est des barres...

Jeremiah a senti le vent tourner. Jeremiah, le seul gars qui arrive à pressentir les conneries de Milan et à agir avant qu'il ne puisse les concrétiser. Sans être un mauvais gars, il sait très bien que son cadet a eu un passé compliqué, qui fausse ses jugements. La violence joue le premier rôle dans sa vie, il a trop tendance à la laisser tirer toute la couverture à lui. Quand il reste trop longtemps silencieux, à étudier quelque chose ou quelqu'un, c'est qu'il hésite entre deux solutions, et il choisit trop souvent la mauvaise. Alors il ne sait pas ce qui se passe entre ce petit robot et lui, et il n'y tient pas d'ailleurs, mais il est hors de question qu'il tape dessus. Comme il serait hors de question qu'il tape sur un humain. Au moins, avec un humain, c'est équitable, parfois justifié, sans pour autant être excusable.

Milan sort de sa torpeur étrange, ses yeux reprennent une lueur normale. Il sourit à Yemeth puis part rejoindre son ami pour regarder cette vidéo.

Tout son corps lui crie de retourner voir l'androïde et de lui raconter des choses capables de le faire trembler de tout son corps, juste pour voir ce qu'il pourrait entendre jusqu'au bout. Jamais il n'a eu autant envie- non, besoin, de menacer, d'offrir un goût de ce qu'il a eu lui depuis ces treize ans. Juste pour lui tirer ces réactions trop humaines qu'il adore chez lui.

Il n'en est qu'à une demi-bouteille de sa chère vodka.

Inconscients ou insensibles à la détresse du petit androïde, les deux garçons échangent maintenant sur les lignes du programme qu'ils voient à l’œuvre dans cette vidéo. Ce qu'il faudrait probablement corriger, ce qu'il faut absolument garder, et finalement, s'il faut filmer leur tentative. Hopsi est désactivé, il ne peut pas se préparer à son rôle de cobaye qui ne saurait tarder. Et quand bien même : il n'est qu'une série de chiffres et de câbles liés entre eux sous une apparence humanoïde. Peut-il seulement comprendre ce que c'est qu'être un cobaye ? On lui demande de faire, il fait, c'est tout. Pas de réflexions inutiles. Aucune question. On pourrait presque parler d'une confiance infinie en son créateur, mais ce n'est pas le cas, puisqu'il n'y a pas de conscience derrière. Il n'y a pas d'acte réfléchi. Hopsi n'est qu'un robot.

Yemeth est déjà plus.

Il semble avoir repris ses marques, les grondent à nouveau pour leur laisser-aller. Le Croate lève les yeux au ciel : c'est juste pour cette fois ! Un intérieur, c'est aussi fait pour vivre dedans, tout ne peut pas être toujours parfaitement  sa place. Milan tourne sa tête vers lui, juste à temps pour le voir grincer des dents face à la vidéo. Intrigué, il reporte son attention là-dessus et constate que le robot filmé s'est abimé la main. Bien sûr, il n'esquisse pas une grimace pour manifester sa douleur. Il observe bêtement son bout de doigt tombé au sol. Il n'y a même pas de sang, c'est comme le capuchon d'un stylo qui a sauté. Et pourtant, Yemeth a une réaction empathique pour son congénère, contre toute logique.

Milan tourne à nouveau son visage vers l'androïde, l'air d'avoir vu un fantôme. Il entend à peine Jeremiah répondre à sa place qu'il ne peut pas lui donner leur ingrédient secret, c'est comme pour le pâté de crabe. Secret professionnel. Le Croate a la bouche sèche et les mains moites. Peut-être... Peut-être que Yemeth a vraiment atteint la limite entre androïde et humain. Peut-être que son inventeur a vraiment réussi cette prouesse. Créer un être conscient. Autre qu'un humain ou qu'un animal, à la frontière de ce qu'ils ont toujours connu.

Jeremiah agite la main pour chasser le robot pendant qu'il récupère de l'autre le plat rempli des précieux muffins. Pas question de les voir suivre le chemin vers la poubelle ! Milan se redresse et s'installe sur l'accoudoir de son canapé, juste à temps pour retenir Yemeth par le poignet.

- T'es inquiet ? Pour nous ou pour... - il esquisse un geste de tête vers le robot de la vidéo. Il cherche à comprendre. Sa prise autour de son poignet est ferme, mais s'il veut se libérer, il peut le faire. Un instant, il l'observe à nouveau intensément. C'est terrible de ne rien pouvoir lire dans ces yeux qui imitent ceux des humains. Il demande finalement. - Pourquoi t'es venu ce soir Yem' ?

Il veut comprendre, parce que sa réponse est déterminante : il n'a pas d'obligation à son égard, il ne lui a pas donné l'ordre de venir chez lui, pas plus que de le materner. Il n'est même pas son propriétaire : il n'a rien d'une tâche prioritaire. Yemeth vient de lui-même. Et il veut l'entendre le dire.

Il a terriblement soif. Comme si, s'il buvait, la réponse lui serait moins importante.

La main qui chasse fermement la sienne lui fait l'effet d'un coup. Milan reste immobile, blessé par ce rejet. Dans un coin de sa tête, il sait qu'il sur-réagit, que Yemeth n'a pas du tout voulu donner cette signification à ce geste. Il repousse la voix de la raison pour préférer se complaire dans cette douleur piquante qu'il ne connait pas. Quand les autres le repoussent, il est satisfait d'avoir remporté le jeu. Quand Mia le repoussait, il se sentait soulagé. Alors pourquoi, lorsqu'il s'agit de Yemeth, il se sent si mal ?

Il sait qu'il a fait une erreur, probablement même plusieurs, mais lesquelles ? Il n'arrive pas à mettre le doigt dessus. Il jette un nouveau regard sur son écran : la vidéo se termine sur le robot qui s’affaisse au sol, l'air sonné. Jeremiah rit lentement puis ferme l'onglet. Il a trouvé le site où ce codeur du dimanche a laissé son programme en libre-accès. Il tire une clé USB de sa poche et le voilà en train de le copier là-dessus. Milan se désintéresse de lui, les yeux attirés par le mouvement près de sa porte d'entrée. Yemeth tente de se faire la malle discrètement. Si ça, ce n'est pas une première... Yemeth qui essaye d'être invisible !

Le garçon quitte son siège et trottine jusqu'à l'androïde, prêt à le retenir une nouvelle fois. Il ne veut pas qu'ils se quittent sur un malaise, il sait d'instinct que si Yemeth quitte son appartement comme ça, ils risquent d'avoir de gros problèmes entre eux après. Quelque part... il jurerait qu'il lui fait peur. Des pierres tombent dans son estomac à cette réalisation. C'est vraiment la dernière chose qu'il souhaite voir arriver : lire de la crainte dans les yeux du robot.

Alors au lieu de le bloquer encore une fois, Milan l'accompagne à l'extérieur et ferme la porte derrière eux. Il y a des choses que Jeremiah n'a pas besoin de savoir.

- C'est à cause du robot de la vidéo ? C'est pas de la torture, il ne peut pas sentir ce qui lui arrive, c'est juste pour imiter un gars bourré... C'est juste pour rigoler. - il ne comprend pas pourquoi il tient tellement à trouver les bonnes justifications pour leur visionnage. Ce n'est pas important, pas vrai ? Et malgré ça. - On fait ça avec des humains aussi tu sais... On se moque pour pouvoir croire qu'on est plus malin que les autres.

Milan sourit timidement en écartant les bras dans un signe d'impuissance. C'est comme ça, on ne changera pas les humains. Y'a des idiots partout. Même lui, c'est un idiot. Ce serait contre-productif de se voiler la face.

- J'suis con, hein ? T'as pas tiré un numéro gagnant... Je suis désolé que tu me vois comme ça. - en même temps, Yemeth était peut-être le seul à avoir une vision idéalisée de lui jusqu'à ce soir. Il fallait bien que la réalité reprenne ses droits un moment ou un autre, non ? - J'suis pas le citoyen modèle, Yem'... J'essaie, mais j'y arrive pas. Tu devais bien avoir une petite idée déjà, quand on s'est occupé du bug ? J'suis pas...

"Pas comme toi." faillit-il dire. Il a envie de le prendre dans ses bras. Il s'en empêche : il a le sentiment de ne plus en avoir le droit. L'humanité a été créée imparfaite, c'est un projet inabouti. Milan est imparfait, Yemeth l'est. Le premier en est conscient, et le deuxième ?

C'est idiot, certes, mais l'absolution de Yemeth concernant son rôle dans la gestion de son bug lui fait du bien. Le garçon a l'impression de mieux respirer. Il lui rend son sourire, heureux, touché, ému. Des sentiments étranges pour un gars comme lui, mieux habitué aux coups qu'aux caresses. Dire que c'est un robot qui provoque leur éclosion... C'est risible. On croirait à un conte pour les enfants, une de ces histoires avec des fées et des sorcières. Peut-être un truc dans le même style que Le Magicien d'Oz. On trouverait un coeur à Yemeth, un vrai, qui bat, et voilà, ils vivraient heureux, dans un pays aux lendemains chantants... Pff. C'est ridicule.

Presque autant que son coeur qui accélère le rythme en l'entendant répondre à sa précèdente question. Il est venu pour lui, il l'avoue de lui-même. Milan rougit et bien sûr, baisse la tête pour le cacher. Il en a assez d'être aussi niais ! Et voilà que Yemeth enfonce un peu plus le couteau dans la plaie, la voix horriblement douce. Le jeune n'a pas besoin de ses yeux pour savoir comment il le regarde. Il doit sûrement avoir cette tête énamourée, celle qui lui assèche immanquablement la bouche et rend ses mains moites. Cette tête qui lui donne envie de le prendre contre lui et de cacher sa tête dans le creux de son épaule, au diable le torticolis.

- T'es con... Ceci dit, si tu savais le nombre de gars cools que j'ai rencontré en cellule, t'as pas tellement tort que ça. -il relève la tête en se frottant le coin de la machoire, embarrassé mais décidé à agir comme si de rien n'était. - Être un citoyen modèle, c'est surfait.

Ses yeux croisent ceux de l'androïde, il soupire. Est-ce qu'il pourra blâmer ça sur l'acool demain ? Est-ce qu'il a vraiment assez bu pour pouvoir se convaincre lui-même qu'il n'est pas vraiment responsable ? Milan ne tient pas à connaître la réponse. Le courage liquide, on appelle cette merdre-là... Autant lui permettre de vivre à la hauteur de sa réputation.

Alors le garçon s'approche, pose résolument une main sur la joue de Yemeth en s'émerveillant encore une fois du rendu de sa peau artificielle, puis se penche. Il a pensé à fermer les yeux. Ses lèvres touchent doucement celles de l'androïde, il sent un frisson remonter le long de sa nuque et ses poils se dresser sur ses bras. C'est ridicule.

Il adore ça.

D'un geste hésitant, il entoure la taille de Yemeth de son bras libre et le rapproche de lui. Enfin, il le sent contre lui. C'est drôle, cette différence de taille. Maintenant qu'ils sont tous les deux debouts, il s'en rend vraiment compte. Yemeth ne parviendra plus jamais à l'impressionner, avec son mètre vingt... Il sourit contre ses lèvres, le coeur léger. C'est ridicule.

- Yo, Miles ! D'où t'emballes les droïdes maintenant ?

Milan plaque la tête de Yemeth contre sa clavicule en se redressant de toute sa hauteur, comme si ça pouvait le cacher des yeux de Jeremiah.

- Noooon. - répond-t-il sans se retourner vers son ami, qui se marre dans son dos. - C'est un effet d'optique. Je l'aidais à retrouver... un truc.
- Un truc, hein ? Puis c'est vrai que c'est chaud de... retrouver des trucs dans le noir. Tu veux que je vous aide à chercher ?
- Non !
- Ouais, je m'en doutais. Bon, ben si ça t'intèresse, le programme du mec marche pas, il a prévenu sa communauté dans un post qui date d'hier. Du coup, pour la santé d'Hopsi, on fait pas. Par contre tu pourras proposer des space waffles à tes clients demain grâce à moi. Merci qui ?
- Ouais ouais, merci, dégage Jerem' !
- Cette reconnaissance... ça va toujours Yemeth ? Il te fait rien que tu sois pas d'accord pour ?
- Dégage Jerem', on comprend rien quand tu parles ! Retourne bouffer tes muffins !

Jeremiah referma la porte derrière lui dans un grand éclat de rire, laissant Milan écarlate.

Ridicule on a dit !

Maudit soit Jeremiah et sa capacité à ruiner l'ambiance ! Milan tenait fermement contre lui l'androïde, refusant catégoriquement de bouger, même pas pour foudroyer du regard son ex-ami. De toute manière, rien ne lui permettrait de conserver sa dignité intacte après ça. Il allait en entendre parler durant le reste de sa vie. "Nya nya nya, alors quand c'est les autres c'est dégueulasse, mais quand c'est Môsieur Milan, c'est tranquille !" Oui, il se foutait de la gueule des androïdophiles, oui, il trouvait dégueulasse qu'ils les exploitent pour le sexe et non, il ne se mettait certainement pas dans la même catégorie qu'eux ! Déjà, simplement parce que Yemeth était consentant. Ce n'était pas lui qui s'était penché le premier pour emballer l'autre, et ça, il s'y tiendrait mordicus. Innocent. Mais plutôt bien content d'avoir été choisi parmi tous les autres.

En parlant de Yemeth, l'autre principal concerné de l'affaire, celui-ci tente d'échapper à ce qui s'apparente maintenant plus à une prise de catch qu'un tendre câlin. Milan hésite un court instant à lui accorder gain de cause. Il est bien là, contre lui... Puis il se souvient que c'est le même robot qui l'a porté sans mal jusqu'à chez lui. Il ne devrait probablement pas pousser sa chance trop loin.

Il s'est à peine éloigné de lui que Milan se sent déjà abandonné. Comme si on lui retirait une partie de lui, comme une main ou un pied. Il lui manque quelque chose. Le jeune homme cache ce sentiment humiliant pour un gros dur comme lui en baissant la tête et en offrant un grognement en réponse. Ouais ouais, c'est Yem' le chew-gum, pas l'inverse... Il le voit qui hésite, qui danse un peu sur place, un pas loin de lui, un pas près de lui. Il n'a pas envie de partir et en même temps, il sent qu'il n'a pas sa place dans leurs réjouissances. Un robot, c'est fait pour empêcher un humain de se faire du mal, intentionnellement ou non. La drogue et l'alcool, ça rentre sûrement dans "mauvais". Ce n'est pas une bonne idée de rester, et pourtant... Milan les aime bien, les mauvaises idées.

- Croix de bois, croix de fer... - répondit-il lamentablement en dessinant sur son coeur la fameuse croix. Son sourire est une ébauche. C'est con de se sentir aussi seul alors que Yemeth n'est pas encore parti et qu'un pote l'attend à l'intérieur de chez-lui.

La peur de ne pas revoir Yemeth est comme une présence dans son dos, soufflant sur sa nuque.

- Tu viendras demain constater les... conséquences d'une soirée entre potes ? Jeremiah sera sûrement encore là, je suis sûr qu'il adorera tes pancakes.

Il hausse les épaules avant de mimer le tir d'un pistolet des doigts pour saluer l'androïde. Autant ne pas faire durer les adieux plus que nécessaire. Ils se revoient bientôt de toute manière, il ne compte pas déménager dans la nuit ! Et Yemeth est trop attaché à son rôle de mère poule pour ne pas saisir au vol son invitation. Bien sûr qu'il viendra, rien que par curiosité. Tiendra-t-il parole ou pas concernant l'alcool ? La bouteille de vodka le dira le lendemain. La bouteille-témoin. Il lui offre un dernier regard tendre avant de se tourner résolument vers la porte de son appartement. Il reviendra.

Une raison supplémentaire pour le robot de venir le voir se cache dans la poche de son sweat : son portable, attrapé au cours de la pirouette pour lui cacher l'alcool. Juste comme ça, par jeu. Maintenant, ça lui servira d'otage.

Il n'a jamais été bon pour dire au revoir.