Mimosa.
Seconde étoile la plus brillante de la constellation de la Croix du Sud.
Une des étoiles les plus visibles lorsque la nuit tombe.
Une géante bleue. Bien que Mimosa soit loin d’être géant, le bleu couvre ses habits et ses ongles, assorti aux couleurs thème de la bibliothèque dont il s’occupe. Il pourrait presque se fondre dans le mur et se faire oublier ainsi, s’envoler dans le bleu du ciel pour ne plus jamais être retrouvé ou plonger dans le bleu profond de la mer.

Et Mimosa est probablement aussi brillant que l’étoile dont il a volé le nom.
Pas littéralement.
Mais Mimosa adore partager son savoir accumulé au fil du temps, puisé dans des bouquins ou sur internet, et même encore au détour de conversation qu’il épie sans réellement le vouloir dans le métro. Il adore noter tout ce qu’il trouve dans sa base de données pour tout reconstituer lorsqu’il souhaite analyser ses environs. Une mauvaise herbe entre deux pavés ? Mimosa pourra lister une multitude d’informations plus inutiles les unes que les autres sur cette herbe. Un visage familier ? Mimosa s’amusera à récupérer le plus de détail sur cette personne sans même qu’elle s’en rende compte.
Mimosa aime apprendre. Il aime lire et voir les informations peuplant sa base de données se mettre à jour au fur et à mesure ; il aime voir la liste s’allonger au fur et à mesure ; il aime voir sa base de données presque saturée en attendant une nouvelle carte qui lui permettra de stocker un peu plus.

Aimer.
Un verbe qui sonne un peu faux.
Un verbe qui n’a pas réellement de sens. Mimosa ne comprend toujours pas le sens de tout cela. De tous ses sentiments. De cette conscience. Lui, il n’a jamais demandé à voir plus loin que son programme et même s’il apprécie être vivant, il ne comprend pas. Il ne comprend pas et il se noie sous ses sentiments, il étouffe et il n’arrive pas à retrouver la surface.
Mimosa a parfois l’impression de devenir fou. Il a parfois l’impression qu’il va sombrer dans le néant, que sa conscience va s’éteindre, que son système va surcharger face à tant de choses nouvelles et incontrôlables. Il ne sait qu’il est heureux que lorsque son programme lui annonce qu’il l’est, il ne sait qu’il aime ce qu’il fait que lorsqu’une ligne JE M’AMUSE couvre sa vision d’un rouge vif ; Mimosa ne saurait décrire ce qu’il ressent autrement qu’avec l’aide de son programme.

Sinon, comment poser des mots sur des sentiments qu’il n’a jamais connu auparavant ?
Comment poser des mots sur des sensations qui changent en intensité, en degré, en nuance et qui change toute une interprétation ? Comment poser des mots sur des zéros et des uns qui provoquent autre chose qu’une action ou un protocole ?

Comment poser des mots sur ce qu’il n’est pas censé ressentir ?

Un petit JE SUIS EFFRAYÉ reste constamment affiché dans le coin en haut à droite. Mimosa n’arrive jamais à le faire disparaître complètement.
Peut-être car il est toujours effrayé. Par lui-même, par le monde, par ses émotions qui l’engloutissent.
Peut-être qu’il n’est pas effrayé mais que les chiffres binaires traduisent ce vrombissement sourd et ses oreilles sifflantes comme autre chose qu’un dysfonctionnement. Peut-être que tout ceci n’est que son imagination.

Mais les androïdes ne sont pas censés avoir une imagination.
Mimosa en est bien conscient. Et le fait de n’avoir presque personne à qui en parler est ce qui l’effraie le plus. Comme s’il se sentait seul au monde. Comme s’il pensait être le seul androïde doté de sentiments. Et la possibilité que ce soit le cas fait s’agrandir le message dans le coin de sa vision avant qu’il n’arrive à le réduire.
Mais jamais le faire disparaître.
Peu importe à quel point il force la fonction Ne plus afficher ?, le message ne disparaît pas. Comme pour narguer Mimosa, comme pour lui rappeler jour et nuit que sa condition est probablement unique.

Unique et solitaire.

Tout comme lui. Depuis que son protocole Discuter avec le client a cessé de fonctionner en réponse à sa prise de conscience, Mimosa a du mal à tenir une conversation. JE SUIS MAL À L’AISE couvre le visage de son interlocuteur dès qu’il ouvre la discussion et Mimosa a du mal à trouver ses mots, ses phrases, à exprimer ce qu’il souhaite sans l’aide de son programme. Alors, il évite la confrontation, il évite toute source d’émotions négatives pour ne pas changer son avis sur ces sentiments. Mais parfois, de façon contradictoire, sûrement due à sa soif de savoir, Mimosa se porte tout de même vers des inconnus malgré le message rouge qui éclate, pour en apprendre un peu plus.
Pour se fondre dans la masse.
Pour faire semblant d’être humain.

Mimosa aurait souhaité être humain.

Coincé dans sa mécanique et ses câbles électriques.
Il semble courir après un rêve dont il ne verra jamais la couleur.


Alors Mimosa tente de sourire une dernière fois avant de se cacher dans l’ombre de la nuit et tenter de voir plus loin que les lignes géométriques et les chiffres binaires.
Et essayer de vivre.

– Mimosa adore la couleur rouge. Le rouge pétant, colérique, celui qui attire le regard et qui fait mal aux yeux. Le rouge du danger et de la passion. Un rouge qui ne correspond pas réellement à Mimosa, bien qu’il se retrouve étrangement attiré vers cette couleur bien contradictoire au bleu qui le couvre.

– Il ne ressent ni la douleur physique, ni la différence entre le froid et le chaud. Il ressent cependant une sorte d’inconfort lorsque ses systèmes surchauffent – et il se demande si c’est ça, « avoir chaud ». Mimosa aimerait avoir mal au lieu qu’un message d’erreur lui indique froidement qu’il est mal en point.

– Mimosa aurait aimé être humain et pouvoir s’intégrer dans la société comme n’importe qui d’autre. Il a la mauvaise manie de percer à travers sa peau artificielle et d’espérer y voir apparaître du sang humain, sans succès.

– Il passe ses soirées à éditer des pages sur Wikipédia.

– Il espère un jour pouvoir se rapprocher le plus possible d’un être humain. Mimosa a fait de nombreuses recherches pour tenter de trouver une amélioration qui lui permettrait d’avoir un « système digestif » à son échelle, pour savoir ce que ça fait de manger, de boire. Mais il n’a plus trop d’espoir sur ce sujet-là en particulier.

– Il adore les papillons. Surtout ceux aux couleurs vives.

– Mimosa ne comprend pas les blagues de son propriétaire vis-à-vis des œufs.

Quel est votre regard vis à vis de la société et des humains?

Mimosa admire les humains, d’une façon presque maladive, comme s’ils étaient son dieu, comme s’ils lui permettaient de vivre. Il tente de trouver des justifications à chacune de leur mauvaise action, incapable de voir leurs imperfections et leurs défauts.
Il admire tout particulièrement ceux qui tentent d’offrir des droits à ses semblables. Mimosa a comme l’impression d’avoir une dette envers l’humanité.

Que pensez-vous de la question des Androïdes ? Considérez-vous plutôt pour, contre ou neutre ? Croyez vous à la légende urbaine des androides doués de conscience? Si oui, pourquoi?  

Le tintement d’une clochette et un « bonjour » absent.


Le client qui attend au comptoir. Mimosa dépose la pile de six livres qu’il comptait ranger et se tourne vers l’homme.


« Bonjour, monsieur. Que puis-je pour vous ? »

Sans un mot, le client dépose deux livres sur le comptoir avant de s’aventurer entre les rayons de la bibliothèque. Mimosa prend les livres et les dépose dans la pile « livres rendus » avant de se connecter à l’ordinateur.


Quelques clics et les livres sont de nouveaux disponibles dans la base de données, prêts à retourner à leur place dans les étagères. Mimosa déconnecte l’ordinateur avant de reprendre sa pile de livres et de se diriger dans les rayons de livres, trouvant les étagères sans une seconde d’hésitation.
Il croise le client, Joël Legrand, dans le rayon des livres pour enfant. L’homme se tourne vers l’androïde, l’observe un instant des pieds à la tête, avant de quitter les étagères.


Sur ce, Mimosa reprend sa tâche.

****


Mimosa n’attend pas plus longtemps. 19H30, c’est l’heure de fermeture. Aucun client de doit rentrer et le protocole Refuser poliment un client à l’heure de fermeture est prêt à se lancer dans le cas contraire. Les clés dans la main et la poignée de la porte dans l’autre, Mimosa doit vérifier que celle-ci est bien fermée, ainsi que toutes les fenêtres et les lumières à l’étage.
Une fois cela fait, Mimosa lance le protocole Nettoyer la bibliothèque avec les produits qui se trouvent dans le cagibi interdit d’accès aux clients. Seul lui – et son propriétaire absent ce soir – peuvent entrer.

À exactement 20H42, Mimosa range le balai et les produits dans le cagibi et il s’engouffre dans le placard qui se trouve à la droite du cagibi.


Le placard est comme la maison personnelle de Mimosa. C’est ici qu’il « habite » lorsqu’il n’est pas dans la bibliothèque. Il y a un petit bureau avec un ordinateur qui prend la poussière car jamais utilisé, et de quoi recharger ses batteries. Mimosa a une autonomie de 48H mais son protocole Ouvrir la bibliothèque lui impose d’avoir ses batteries chargées à 80% minimum.
Il n’est qu’à 50%. Alan, son propriétaire, lui a fait remarquer que c’était comme dormir pour les humains.

Mimosa n’est pas en mesure de comprendre cette remarque.
Il a cependant mis à jour sa banque de données en y inscrivant « Recharger ses batteries = dormir ? ».

****


Un jour normal. Un chiffre de plus dans son programme.
Un jour de plus à voir Alan partir tôt le matin et revenir tard le soir. Tranquillement, Mimosa lance le programme Rentrer dans la base de données de la bibliothèque les nouveaux livres après avoir vu le dernier client repartir. La bibliothèque est vide – il n’y a jamais grand monde à cette heure.

Un jour normal, oui.
Bien que Mimosa n’arrive pas à comprendre la notion de « normal » malgré les cinquante-cinq (55) correspondances que son programme trouve. Ce n’est pas très grave. De toute manière, ce jour normal ne l’est plus à l’instant où l’explosion fait vibrer les capteurs qui lui servent de tympans.
Il lui suffit d’un coup d’œil derrière lui, vers les grandes étagères et l’escalier en bois qui mène à l’étage, pour que des messages d’erreur couvrent sa vision.

Les grandes flammes commencent déjà à avaler les étagères de livres.
Et son programme s’affole.


Et Mimosa s’élance vers le feu.
Vision éclatante et système interne pollué par la fumée épaisse. Mimosa n’abandonne pas.
Même à l’aveugle.


****

Au final, Mimosa n’a réussi à sauver aucun livre qui s’était pris dans le feu.

****

Les androïdes peuvent-ils dormir ?
Même si son programme lui annonce que « recharger ses batteries = dormir », Mimosa n’était pas en train de recharger ses batteries, cette fois-ci. Pourtant, il a comme la sensation de sortir d’un long sommeil lorsqu’il ouvre les yeux.
Il n’est pas à la bibliothèque. Il n’est pas dans un feu. Pour être sûr, il lance un diagnostique.


« Bon. Il n’est pas comme neuf, mais il est aussi fonctionnel qu’avant. Ça a été assez compliqué de le remettre en état…
– Merci, ça ira. Combien je vous dois ? »

Mimosa a-t-il manqué d’être irréparable ?
Qu’arrive-t-il aux androïdes qui ne peuvent être réparés ? Y a-t-il la mort comme pour les humains ?
Sans réellement s’en rendre compte, Mimosa se pose des questions. Sans réellement s’en rendre compte, son programme ne l’autorisait pas à se poser des questions avant. Sans réellement s’en rendre compte, sa liste de tâches ne s’ouvre pas.


Mimosa est effrayé.
Stressé.
Anxieux.
Peur de ce qui aurait pu lui arriver.

Mais un petit détail manque de lui échapper.
Il est une machine conçue pour trier, ranger et rentrer des livres dans une base de données. D’où vient ce sentiment de peur ? D’où vient ce sentiment ? Mimosa n’est pas censé ressentir, il n’a pas été programmé pour cela.
Tout comme il n’a pas été programmé pour poser des questions.

« On y va, Mimosa ? »

La voix de son propriétaire le sort de ses questions.
Autant oublier pour le moment. Et laisser son programme gérer tout cela.

« Oui. »

Sur ces mots, ils quittent l’établissement du réparateur. Mimosa doit se faire violence pour ne pas lancer un regard en arrière.

****

Un bon quart des livres ont péri dans l’incendie. Alan lui explique que le bâtiment d’à côté – un restaurant réputé – a été victime d’une fuite de gaz. La bibliothèque n’est qu’un dommage collatéral. Mimosa observe le coin maintenant interdit aux clients, vide, calciné, en train d’être pris en charge par des ouvriers.
Bibliothèque fermée jusqu’en novembre. Que va faire Mimosa pendant tout ce temps ?


****

Mimosa apprend à vivre avec les sentiments.
Avec une conscience. Alan n’en sait rien, mais l’androïde sait, en l’analysant, qu’il se doute de quelque chose. Le temps que la bibliothèque soit de nouveau sur pieds, Mimosa en profite pour lire tous les livres qu’il peut.
Avant cela, il n’en avait feuilleté que quelques-uns en devinant la présence d’un marque-page oublié par les clients. Maintenant, il prend du plaisir à lire et à agrandir sa base de données. Mimosa aime le savoir, il adore voir les chiffres de la taille de sa base de données monter de plus en plus haut.

Et puis, ça l’aide à savoir ce qu’il souhaite, ce qu’il ressent, ce qu’il est en train de vivre.

Mimosa n’est plus qu’un simple androïde. Il s’en est rendu compte le jour où son système de tâche refusait de s’ouvrir, comme s’il ne pouvait plus voir ses actions être dictées.
Il est…
Il est ?


Il est libre.

****

« Mais pourquoi tu t’es jeté dans le feu, exactement ?
– Je voulais sauver les livres.
– Tu voulais ?! »

Alan le regarde comme si Mimosa avait assassiné sa famille.
L’androïde voit le message J’AI PEUR s’afficher en gros dans son champs de vision lorsqu’il se rend compte de sa bêtise.

« Tu ne peux pas vouloir, Mimosa. »

Un moment d’hésitation.
J’AI PEUR.
J’AI PEUR MAIS JE SUIS LIBRE. Le message couvre sa vision toute entière, lettres épaisses d’un rouge qui agresse les yeux.

« Maintenant, si. »

Un long silence. Pendant ce temps, Mimosa tentait de trouver tous les échappatoires possibles au cas-où ça déraperait. Au mieux, Alan ne le croit pas. Au pire, Alan le renvoie en réparation pour lui retirer cette conscience et ses sentiments qu’il aime par dessus tout. Mais s’échapper est compliqué dans le petit placard qui lui sert de pièce à vivre.

« Alors, c’est vrai. »

Oui, c’est vrai.
Les rumeurs sont vraies. Les androïdes dotés d’une conscience existent.
Mimosa en est la preuve vivante.
Vivant.

JE SUIS VIVANT.
JE SUIS VIVANT ET JE SUIS LIBRE.

« Je ne suis pas dangereux » est tout ce qui sort des lèvres de Mimosa. Pas dangereux comme les rumeurs disent, pas dangereux comme un adolescent qui découvre la vie de façon rebelle. Il n’est pas dangereux, il a juste envie de continuer à apprécier lire.

Le long silence ne fait que l’effrayer.

« Mimosa, écoute… » un soupir. Mimosa a du mal à voir avec les nombreux J’AI PEUR rouge colérique qui couvrent sa vision. « Je crois qu’au fond… je m’en doutais un peu. Tu étais différent depuis l’incendie, je l’ai remarqué. Même si on ne passe pas beaucoup de temps ensemble. Quand tu n’as aucune tâche, tu vas te recharger. Là, tu passais ton temps à lire. Et ne crois pas que je n’ai pas remarqué ton sourire lorsque tu lisais. Ça se voyait que tu aimais ça et les androïdes ne sont pas censés aimer. Mais pourtant, toi, tu aimes des choses et tu… sembles avoir une conscience. »

Un nouveau soupir.
Mimosa soupire lui aussi.


« La pilule est un peu dure à avaler. J’espérais que ce n’étaient que des rumeurs mais… c’est vrai. C’est vrai et je ne sais pas quoi faire, Mimosa. Suis-je censé m’occuper de toi comme si tu étais mon fils ? Suis-je censé te laisser te balader sans surveillance ? Suis-je censé te payer ? Qu’est-ce que je suis censé faire ? Qu’est-ce que ça change entre nous ?
– Rien » Mimosa répond du tac au tac. Comme s’il s’était toujours attendu à cette conversation. Comme s’il savait exactement quoi répondre. « Ça ne change rien. Je reste toujours Mimosa et vous restez toujours mon propriétaire. Je ne souhaite qu’un toit où vivre et travailler ici. Lire des livres et m’en occuper. Je ne veux rien d’autre. »

Alan le fixe un instant.
Mimosa remarque très facilement qu’il a du mal avec le concept de conscience des androïdes. Mimosa aussi, en fait.

« Bon… tu sembles aimer travailler ici, et j’ai besoin de quelqu’un pour faire tourner la bibliothèque, alors… ça nous arrange tous les deux. Comme tu l’as dit, tu n’es pas dangereux. Enfin, je ne pense pas. Mais si c’était le cas, depuis le temps, tu aurais eu tout le temps que tu voulais pour être violent donc… Donc tu peux rester. Je te couvrirais. Mais reste discret, d’accord ? »

Mimosa n’arrive à retenir un grand sourire.

****

Et bientôt, Mimosa découvre le monde extérieur.
Un autre décor que la bibliothèque. Une autre source de savoir. Comme s’il venait de comprendre que le monde ne s’arrêtait pas à ses étagères démesurées de livres à moitié brûlés.

Et sa soif de savoir en prend un coup. Il se rend compte des nombreuses choses qui lui reste à découvrir tandis que JE SUIS IMPATIENT couvre les rayons du soleil qui percent à travers les nuages. Quelques habits empruntés à Alan, un peu de travail sur soi et Mimosa a l’air d’un véritable humain. Il s’absente parfois au beau milieu de la journée, plus souvent dans la nuit, et Mimosa s’amuse.

Il s’amuse à découvrir le monde.