Celui qui fait des heures pas possibles. Sûrement le fils de l’autre, du proprio, ou son neveu, cousin, germain ou pas. Bref, lui. Qui fait moins Chinois que son vieux père, oncle, grand-père, qu’importe, et qui fait petite vingtaine, à peine. Peau lisse et blême, grands yeux en amandes, la pommette fière et le nez rond, les lèvres pleines et le menton effacé… Ce type inspire quelque Soleil Levant… Mais ça va. Ça
lui va, sa tête d’ailleurs, qu’il l’assume ou pas. Même sa coupe de cheveux, inspirée d’un bol de riz renversé, lui sied plutôt bien, à celui-là. Ça concorde avec le reste, qui consiste en une considérable collection de t-shirts à l’effigie d’anciens dessins animés et de shorts et pantalons pour le moins banals, le tout agrémenté de vieux sneakers rouges.
C’est un peu un grand gamin imberbe, qu’on a l’impression d’avoir sous les yeux, en arrivant devant le comptoir. De taille moyenne, quoiqu’un chouïa plus court que monsieur tout le monde, fin de taille et de visage, épaules étroites, le muscle finement discret… Maigrelet sans pour autant avoir l’air malade.
Le gars du dep’ a les traits de quelqu’un qui aurait été préalablement dessiné, avant de venir au monde. Tout cadre bien, trop bien, sur ce visage qui ne se laisse déchiffrer que comme de tout petits et complexes idéogrammes.
…
Celui qui en la nuit trouve son jour. Et qui se plait, chaton de gouttière égaré, à s’égarer de plus bel. Mais gentiment, doucement, sans déranger. C’est avec la discrétion d’un courant d’air qu’Alban fraie l’étroit chemin qui est sien. Sinueuse, entortillée sur elle-même, cette voie qu’il s’efforce de défricher et de suivre tout à la fois, au fil de ses pas et de ceux des autres. Car Alban ne sait pas plus d’où il vient qu’où il va. Et autant parfois, devant son ignorance, il se contentera d’hausser les épaules en détournant le regard, autant d’autres fois tentera-t-il plutôt de se pencher, l’œil scrutateur et le sourcil froncé, sur l’opacité de sa mémoire. Je n’ai plus que de la
mémoire morte, en viendra-t-il coup sur coup à conclure, les yeux rieurs. Car Alban ne saurait vous embarrasser de ses soucis, qui ne sont que des riens, après tout, après quoi… Que des fourmis qui chatouillent les engrenages et qui font grincer le cœur, de temps en temps.
« Ce n’est pas grave. »
Qu’il dira et dira encore.
« Non, ce n’est pas grave… »
Et ce ne sera pas exactement un mensonge, puisqu’il ne saurait s’apitoyer sur son sort oublié.
Qui dit mémoire morte dit aussi cœur léger. Aussi Alban va-t-il au-devant des hasards et des rencontres avec une curiosité toute naïve qui, bien que discrète, demeure maîtresse des menues aventures du principal intéressé. Le vide qui veille en lui est comme une faim qui, sourdement mais sans cesse, gronde, avide de tout ce qui lui est étranger.
…
Celui qui ne sait pas. Notamment, combien chacun de ses gestes trahit la nature, artificielle peut-être mais bel et bien sienne et propre, dont on le dota jadis; cette attitude tranquille et posée dans sa façon de tendre la main, par exemple, ou encore, sa façon de pencher la tête sur le côté et de se tapoter la lèvre inférieure, lorsque face au dilemme. Ses petits sourires de coin de bouche, une scintillante à chaque pupille, s’il se prend à surprendre quelque situation cocasse. Sa manie d’incliner la tête, voire le haut de son corps, pour remercier ou s’excuser. Et puis sa propension à fixer. Les visages parfois, mais le plus souvent le vide, paupières mi-closes, ou closes, le bas du visage appuyé dans une main. Comme à demi éveillé. Ou à demi endormi. Mais surtout, juste bien.
Le gars du dep’
Lorsqu’il ouvrit les yeux, son regard se porta sur un petit carnet noir reposant dans ses mains couchées sur ses cuisses, paumes ouvertes sur le ciel. Il cligna quelques fois des paupières, l’esprit engourdi, les idées à blanc; il souleva la couverture de carton souple et lu les premières lignes.
Tout comme il lisait, une pensée, aussi lentement que sûrement, prenait ancrage en lui : il ne savait rien. Comment il s’était rendu ici, pourquoi, quand... Ni qui il était.
À vide, il poursuivit sa lecture et apprit qu’il savait, et saurait, à compter de ce moment précis, au moins deux choses :1. Qu’il était un Androïde répondant au nom d’Alban.
2. Qu’à compter de maintenant, il était libre.
…
Un ballon bute sur le bout de mon pied. Je me penche, le prend entre mes mains. En même temps, le carnet tombe par terre. C’est une main plus petite que la mienne qui se pose dessus.
« Tiens. » Disons-nous en chœur, moi et l’autre, petite personne, gamine, en échangeant carnet et ballon.
« Tu joues? » me demande-t-elle.
J’acquiesce, rangeant le carnet dans une poche de mon pantalon. Sans avoir besoin d’y penser, je sais que je joue, que j’ai envie de le faire, surtout. Alors je me lève, et suis la gamine qui déjà court vers le terrain, son ballon devant elle.
« Je m’appelle Mei. Mei Chen. Toi t’es qui?
- Alban.
- C’est tout?
- Alban… Alban.
- Alban Alban? »
Elle éclate de rire, d’un rire aigu de petite souris.
Un temps, long temps, elle et moi jouons au parc. Jusqu’à ce qu’elle reprenne son ballon entre ses mains et annonce :
« J’ai soif! Mon oncle a un dépanneur pas loin d’ici! Viens on va chercher des Mister Freeze! Toi c’est lesquels tes préférés? Moi c’est les roses et les blancs mais surtout les blancs.
- Je sais pas.
- Les blancs c’est au crème soda. Aimes-tu le crème soda? Moi j’adoooore le crème soda, surtout avec une boule de crème glacée à la vanille dedans! »
…
« Bonjour! »
ding dongÇa sonne un peu pareil.
« Bonjour! »
ding dongOui c’est sûr, ça sonne un peu pareil.
La dame au grand chapeau sourcille et jette un regard à celle qui derrière elle s’affaire à pianoter sur l’écran de son portable. Elle se demande peut-être si elle a rêvé ou si je l’ai bel et bien saluée deux fois.
« Bonjour! »
ding dongDéfinitivement pareil.
Déconcertée, mais souriante malgré elle, elle finit par m’accorder un timide :
« Bonjour… »
Parce qu’au final, mon sourire ne lui inspire rien qui ne vaille ou qui soit inquiétant.
« Besoin d’un sac?
- Non merci.
- Okay! »
Elle préfère ranger son litre de vin directement dans son énorme sac à main.
« Ça fera onze et vingt, s’il vous plaît. »
Elle paie, et comme la caisse enregistreuse cliquète, je dodeline de la tête en tapant deux-trois fois du pied. C’est comme une chanson rythmée. Mais une chanson timide pour laquelle peu, si peu de gens tendent l’oreille. Tant pis, ça fait plus de musique pour moi.
La dame range son porte-monnaie, referme son sac, et me salue d’un petit signe de tête.
« Bonne fin de journée! »
Que je lui chante.
Demain, et après-demain, elle viendra chercher un litre de vin, un autre, et je la saluerai, et elle me saluera, mais avec un peu de chance, elle le fera au deuxième plutôt qu’au troisième, puis au premier plutôt qu’au deuxième « bonjour ».
De Bonjour à Bonsoir à Bonne nuit. Je quitte le dépanneur avant que l’on en revienne à Bonjour. Préalablement, je ramasse un sac plastique rangé à l’arrière, dans la petite salle des employés. Dedans, j’y ai laissé quelques conserves.
Sans-Nom les attend plus sinon autant qu’il m’attend.
« Bonne journée Julie! »
De ses grands yeux verts surlignés et soulignés noir, Julie, qui prend ma place, me suit comme à son habitude fixement du regard et ne répond rien. Plutôt, elle fait éclater l’énorme bulle qu’elle vient de gonfler avec son chewing-gum. Y’a matière à me faire sourire, là, bien qu’en tapinois.
Julie parle peu. Parfois elle dit « Bonjour »
dong-dong aux clients, mais ça sonne comme une sonnette brisée, ou une sentence.
Julie parle peu, surtout à moi. La première fois qu’elle m’a vue elle m’a dit : Je t’ai déjà vu quelque part.
J’ai dit : Où?
Elle a dit : Je sais plus.
Alors j’ai dit : Ah.
Le lendemain, elle m’a dit : Je sais où je t’ai vu. T’es Japonais.
J’ai répondu : Non.
Alors elle a plissé les paupières et croisé les bras sur son t-shirt d’un groupe de Heavy Metal et dit : Menteur.
Ce fut de loin notre plus long échange.
…
Accueilli par les miaulements rauques de
Sans-Nom avant même d’avoir déverrouillé la porte, bientôt, je rentre chez moi. Demi-sous-sol humide et terne du Quartier Chinois, coin Viger et Clark, je m’y plais, néanmoins, puisque c’est
chez moi. À l’étage du dessus se trouve un salon de manucure tenu par la femme de M. Chen, proprio du dép’. Tous deux vivent au troisième et dernier étage de l’immeuble. Chaque mois, M. Chen vient glisser une enveloppe sous ma porte. Et chaque fois, ça dit : 阿尔班的工资单. 非常感谢你的帮助.
À l’intérieur, toujours le même nombre de billets.
Monsieur Chen est un homme discret et bon.
Pour preuve, sans lui, il y a des mois déjà qu’on m’aurait coincé. Il fait bon vivre dans son ombre et c’est le plus honnêtement possible que je m’efforce de travailler, pour lui, au noir. Ce que j’appelle ma petite liberté quand les autorités, elles, entendront « protection juridique ».
Grimpé sur le comptoir de la cuisine,
Sans-Nom mange directement dans la conserve « délice au poulet » que je viens d’ouvrir pour lui. Avachi dans le vieux fauteuil gris, je l’observe.
Comme il est heureux.Après, il viendra quérir sur mes genoux sa dose quotidienne de caresses. Repu, il s’endormira. Et moi, paupières closes, branché dans la prise murale, je tenterai de rêver pour l’énième fois.
PSEUDO : S.
ÂGE : Sait pas. (Mais selon le modèle plus de vingt ans, moins de trente.)
OÙ AS-TU CONNU EXANTROP ? Un petit oiseau à ma fenêtre.
AVATAR : les 2 images sont de tae402
UN PETIT MOT ? En espérant que mon Alban sera à la hauteur du vôtre. ^^’
J'AUTORISE UNE INTERVENTION SAUVAGE DU PLAISANTIN ? Oui